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Vie politique et démocratique
Publié le 21/11/2024 - Modifié le 21/11/2024
Lettre de Jeanne Barseghian aux Strasbourgeois·es
Fil d'Ariane
La maire s’adresse aux habitant·es à l’occasion de la commémoration du 80e anniversaire de la Libération de la ville.
Chères Strasbourgeoises, chers Strasbourgeois,
C’est avec solennité et émotion que je m’adresse à vous. Nous nous apprêtons à vivre un moment historique. Et si je vous écris aujourd’hui c’est pour vous demander d’en être témoins et acteurs. J’aimerais que nous soyons nombreux samedi, que nous soyons une foule rassemblée et unie dans le souvenir de la libération de notre ville, le 23 novembre 1944. Strasbourgeois de cœur, Strasbourgeois de toujours, que vos racines soient ici ou ailleurs, cette histoire est la vôtre. 80 ans plus tard, la cérémonie aura une envergure nationale. Elle rappellera le courage des hommes de la 2e DB, sous le commandement du Général Leclerc, qui ont sacrifié leur jeunesse pour tenir la parole donnée dans la chaleur du désert libyen trois ans plus tôt, en mars 1941 : celui de ne cesser le combat que lorsque le drapeau tricolore flotterait à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg.
Le serment de Koufra témoigne de la place de notre ville, et de toute la région d’Alsace-Moselle, dans l’histoire de la 2e Guerre Mondiale. Une place douloureusement singulière : celle d’une terre meurtrie, disputée, arrachée à la République et intégrée au Reich. Celle d’une terre libérée par des Français, parmi lesquels des Alsaciens, par des hommes venus d’Afrique et d’Outre-Mer, qui ont traversé des mers et des océans, par des résistants. Côte à côte au cimetière militaire de Cronenbourg, les tombes juives, musulmanes et chrétiennes disent cette fraternité par-delà les frontières, cette diversité qui fait le visage de Strasbourg.
Au-delà de l’épopée militaire, nous n’oublions pas toutes celles et tous ceux qui ont traversé ces années terribles, l’épreuve de la guerre et la barbarie nazie. Nous n’oublions pas toutes ces Strasbourgeoises et Strasbourgeois exilés en 1939 au moment de la déclaration de guerre, qui ont dû tout abandonner et fuir, chercher refuge à Périgueux, à Clermont-Ferrand... Je n’oublie pas cette sororité entre villes dans ces heures sombres, l’accueil inconditionnel que nous, réfugiés, avons trouvé là-bas. N’oublions pas non plus la population juive dont le retour a été impossible.
Souvenons-nous de toutes celles et ceux qui ont été assimilés, nazifiés sous la contrainte à partir de 1940, en dépit des termes de l’Armistice, et incorporés de force à partir de 1942… Celles et ceux qui, soumis à un régime totalitaire, ont dû abandonner leur patronyme français, subir une propagande féroce, intégrer les organisations nazies comme les Hitlerjugend, les BDM, le Reicharbeitsdienst, renoncer à la République, à la démocratie et à la liberté de pensée, voir brûler les livres des bibliothèques expurgées, se battre contre leur patrie, parfois en Alsace contre leurs libérateurs.
Le terme d’"annexion de fait" paraît bien trop factuel, insuffisant pour contenir toutes les souffrances endurées. Elles doivent être dites et reconnues, il est temps. Nos grands-parents ont été des annexés, ils ont aussi été des réfugiés, des persécutés, des incorporés de forces nommés les Malgré-Nous, des déportés, des résistants en territoire ennemi. Les blessures sont profondes, elles sont aussi existentielles, intimes : porter l’uniforme de l’ennemi, c’est être rendu méconnaissable à soi et aux siens.
Pour celles et ceux qui ont survécu, la douleur s’est terrée dans le silence. À la Libération, la souffrance se colore, pour certains, de honte face à l’incompréhension et à la suspicion avec lesquels le reste de la France les regarde, et même les condamne. Si les historiennes et historiens se sont beaucoup penché ces dernières années sur la singularité de l’histoire de l’Alsace-Moselle, si leurs recherches ont contribué à panser et penser les plaies indicibles, dans les familles, en revanche, le passé est souvent resté muet, comme une peine retenue pour ne pas ajouter du chagrin au malheur de ceux qu’on aime.
Aujourd’hui, avec la disparition des derniers témoins, c’est l’absence qui succède à ce silence. Et nous prenons douloureusement conscience que nous aurions tant besoin, tant envie de les entendre maintenant.
Nous aurions besoin de les entendre raconter la Libération, le drapeau sur la flèche de la Cathédrale, cette promesse de liberté, du retour à la France, du retour des enfants incorporés, des parents déportés. Pourtant, à la liesse de la Libération se mêlent les larmes et le sang. Avec l’opération Nordwind les combats redoublent, des villages entiers, voisins, sont détruits. Avec l’avancée des Alliés, l’horreur s’épaissit, l’extermination systématique, la mort industrielle éclate aux yeux du monde avec la découverte des camps, dont celui du Struthof. Nos familles comprennent que beaucoup ne reviendront jamais du combat ni des trains de la mort. Certains reviendront de longues années plus tard comme les prisonniers du camp de Tambov.
Nous voudrions entendre nos parents, nos grands-parents, nous dire avec leurs mots l’entaille profonde laissée dans leur chair par la haine et le refus de l’autre, l’absence de liberté, l’indifférence, la violence de la guerre.
Alors que l’antisémitisme est en recrudescence, que le racisme et toutes les discriminations colonisent les esprits, en France, en Europe et sous de nombreuses latitudes, alors que la guerre a repris sur notre continent, en Ukraine, que les commissures de la Méditerranée saignent, que des milliers de personnes sont condamnées à l’exil et périssent sur ce chemin sans refuge, nous aurions besoin de leurs témoignages.
Nous voudrions les entendre nous dire que la Libération n’est pas une fin, c’est aussi le début de l’histoire. Comme les hommes de Leclerc, les soldats de Koufra qui ont traversé le désert, nos parents ont fait un serment au milieu des ruines et des morts. Celui de la paix. Une promesse qui s’appelle l’Europe et qui s’est écrite dans notre ville.
Endeuillés, meurtris, ils ont reconstruit, ils ont eu le courage d’imaginer l’amitié entre les peuples ennemis, le courage de la penser, ils ont vu qu’il n’y avait d’avenir possible que dans la réconciliation. Et ils l’ont réalisée. Nous n’avons pas seulement besoin du récit de leurs blessures et de sa reconnaissance, nous avons aussi besoin du récit de leur résilience, de leur dépassement. J’aurais moi aussi envie d’entendre aujourd’hui mon grand-père, cet instituteur breton qui n’a pas combattu sur le front mais qui, marqué par les horreurs de la guerre, s’est battu dès les années 1950 pour que ses filles apprennent l’allemand, qui a initié des échanges entre jeunes et qui a traversé la France pour les emmener, adolescentes, en Allemagne. Le pari de mon grand-père, son serment, c’est l’éducation, c’est l’apprentissage de la langue et de la culture de l’autre, comme condition de la paix. C’est cette parole tenue, transmise à son tour par ma mère, qui m’a amenée à Strasbourg, capitale européenne.
L’héritage de nos grands-parents, qu’ils soient alsaciens, français, allemands, qui vit en nous et a présidé à nos destins, c’est la force de l’espoir et l’audace de penser puis de bâtir une Europe sans frontière. C’est à ce courage-là, pas seulement celui des armes, mais celui de la paix, que nous rendrons aussi hommage, que nous devons nous engager à chérir, à faire vivre et à transmettre. Et c’est aujourd’hui ce que nous demande la jeunesse. Les enfants et adolescents de 2024 voient le péril, les fanatismes. Ils nous demandent d’être courageux et de résister. Nous devons entendre les enfants de la paix, de cet horizon à nouveau fragile, nous devons les entendre comme nous devons entendre les enfants de la guerre.
Célébrer la libération de Strasbourg, c’est nous engager à notre tour à préserver ce qui nous constitue. L’histoire de Strasbourg, de sa Libération, est d’une tout autre nature que celle des autres villes de France. Sa commémoration aussi. Et c’est cette histoire si singulière qui nous donne aujourd’hui, tous ensemble, une responsabilité particulière. 80 ans plus tard, soyons les passeurs et les acteurs de l’Europe de la paix que nous avons eue en héritage.
Je sais, chères Strasbourgeoises et Strasbourgeois, que vous saurez être au rendez-vous,
Jeanne Barseghian
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